Présentation rudimentaire du mystère de la Rédemption

Publié le par Albert Dugas

Tiré de François Varillon
 
On se pose la question aujourd’hui et d’autant plus profondément qu’on sent bien que la crise de l’Église impose, au-delà des multiples problèmes qu’elle implique, une recentration rigoureuse, je veux dire une re-découverte du Centre. Or le Centre ne peut pas être ailleurs que là. Ce qui frappe tout d’abord dans les nombreux essais théologiques qui sont publiés actuellement, principalement en Allemagne et en France, c’est qu’ils rejettent tous une certaine présentation du mystère de la Croix qui a marqué nos ancêtres et nous a aussi marqués nous-mêmes, et dont il est devenu évident qu’elle a déformé les choses.
Voici comment s’exprime à ce sujet le cardinal Ratzinger, archevêque de Munich (Actuel Benoît XVI): "La conscience chrétienne a été sur ce point très largement marquée par une présentation extrêmement rudimentaire de la théologie de la satisfaction d’Anselme de Cantorbéry (1033-1109)." Je vous prie de noter les expressions qu’emploie Ratzinger : c’est une théologien qui est maître de sa plume. Il ne remet pas en cause la conception proprement dite d’Anselme mais il emploie l’expression de "présentation extrêmement rudimentaire de la théologie d’Anselme" et il ajoute :
"Pour un très grand nombre de chrétiens et surtout pour ceux qui ne connaissent la foi que d’assez loin, la croix se situerait à l’intérieur d’un mécanisme de droit lésé et rétabli. Ce serait la manière dont la justice de Dieu infiniment offensée aurait été à nouveau réconciliée par une satisfaction infinie… Certains textes de dévotion semblent suggérer que la foi chrétienne en la Croix se représente un Dieu dont la justice inexorable a réclamé un sacrifice humain, le sacrifice de son propre Fils. Autant cette image est répandue, autant elle est fausse. La Bible ne présente pas la Croix comme partie d’un mécanisme de doit lésé." Je tenais à vous citer quelqu’un qui fait autorité en théologie.
La justice de Dieu exige-t-elle la mort du Christ ?
L’idée est claire : le Christ se serait substitué à l’humanité pécheresse, il aurait pris sur lui le châtiment destiné à cette humanité, il aurait fait de sa vie un sacrifice d’expiation. Soulignez bien tous ces mots qu’on risque de manipuler sans les casser. L’humanité pécheresse doit être châtiée : nous sommes devant un Dieu qui châtie. Si Dieu châtie, ce n’est sûrement pas pour son plaisir ; ce ne peut tout de même pas être de sa part une mesure arbitraire, car les mesures arbitraires sont le propre des tyrans, et Dieu n’est pas un tyran.
S’il châtie, c’est qu’il "doit" châtier, c’est que sa justice l’exige. Or le Christ se substitue à l’humanité pour subir le châtiment. Il prend sur lui le châtiment. S’il meurt, ce n’est donc pas à cause de ses fautes à lui (il est innocent), c’est à cause des nôtres. Il expie à notre place.
On emploie aussi beaucoup les mots "réparation" et "compensation". On dit : l’offense faite à Dieu doit être réparée. L’hommage que les hommes ont refusé à Dieu par leurs péchés, le Christ, qui est sans péché, l’offre en compensation. Tels sont les mots principaux d’un vocabulaire naguère courant dans les catéchismes et les livres de dévotion. Je récapitule : justice, châtiment, substitution, expiation, réparation, compensation.
Pour justifier tous ces mots, voici comment on raisonne : le châtiment doit être à la mesure de la faute. En effet Dieu ne peut apaiser sa colère que si le châtiment appelé par la transgression a été accompli. Mais étant donné que c’est Dieu même qui est l’offensé, l’homme est incapable de fournir une réparation suffisante. Car Dieu est l’Infini, et l’homme est fini. Il est donc impossible que la justice de Dieu soit satisfaite. C’est pourquoi le Christ – qui est homme, mais qui est Dieu – se substitue aux hommes pour fournir à Dieu une expiation digne de Lui, c’est-à-dire ayant une valeur infinie. L’amour de Dieu pour les hommes se manifeste donc dans la substitution imaginée pour satisfaire à sa justice.
Donc l’essentiel est la réparation. Il ne peut y avoir réparation que par une compensation offerte à la justice de Dieu. Cette compensation prend la forme d’une peine acceptée par la victime elle-même, et c’est pourquoi elle est désignée en termes de satisfaction ou d’expiration. Vous voyez combien le cardinal Ratzinger a raison de dire qu’une telle présentation du sens de la mort du Christ est "extrêmement rudimentaire". C’est trop peu dire. C’est pourquoi il ajoute : "On se détourne avec horreur d’une justice divine dont la sombre colère enlève toute crédibilité au message de l’amour."
En effet, réfléchissons : on nous dit que Dieu ne pouvait pas pardonner à l’homme sans que d’abord sa justice soit satisfaite. Il faut donc conclure que Dieu n’est pas un Infini de gratuité. On fait intervenir en une phase en quelque sorte intercalaire du processus de pardon une "justice" qui apparaît inévitablement comme une limite de l’amour. Vous posez en Dieu un amour limité par la justice. Si la justice de Dieu exige une compensation pour le péché, peut-on encore, en rigueur de terme, parler de pardon?
Cela voudrait dire que Dieu ne peut donner libre cours à sa miséricorde que s’il est préalablement "vengé". On pose une sorte de conflit en Dieu entre une justice vindicative et un amour paternel ; et l’amour paternel est limité par l’exigence de la justice vindicative. Le sang de Jésus versé au Calvaire est alors le prix d’une dette exigée par Dieu en compensation de l’offense infligée à son honneur par le péché des hommes.
Et pourtant, les textes du Nouveau Testament…
On ne peut pas ne pas être sensible à tout ce qu’il y a d’inacceptable en tout cela. Mais il faut bien reconnaître que les évangiles et saint Paul semblent autoriser l’emploi de tous ces mots : expiation, satisfaction, compensation, substitution. Nous lisons en effet dans saint Marc : "Le Fils de l’Homme est venu pour donner sa vie en rançon pour une multitude" (10,45). Rançon ? Je cherche le sens exact du mot dans un bon dictionnaire du Nouveau Testament, je trouve ceci : somme d’argent versée pour la libération d’un prisonnier d’une guerre ou pour le rachat d’un esclave (d’où le mot rédemption qui veut dire rachat : le Christ nous a rachetés, c’est-à-dire achetés de nouveau). Que signifie une telle expression ? On ne peut tout de même pas gommer ce texte de saint Marc, dont l’authenticité n’est pas douteuse.
On le peut d’autant moins que, vingt ans avant saint Marc, saint Paul avait exprimé la même idée à peu près dans les mêmes termes : "Dieu a destiné Jésus Christ à être par son sang victime propitiatoire pour ceux qui croiraient en Lui, afin de montrer sa justice, parce qu’il avait laissé impunis les péchés commis auparavant au temps de sa patience, de manière à être juste tout en justifiant celui qui a la foi en Jésus" (Rm 3, 25). Voilà un texte qui réintroduit bel et bien tout ce qu’on voudrait écarter : sang, victime, justice, punition, tout y est. Ou bien : "Le Christ s’est livré lui-même à Dieu pour nous comme une offrande et un sacrifice de bonne odeur" (Ép 5, 2). Et il y a surtout l’épître aux Hébreux où l’auteur, pour donner le sens de la mort du Christ, se réfère continuellement aux sacrifices sanglants de l’Ancien Testament. Rien de tout cela ne peut être gommé.
Alors ? Sommes-nous au rouet, comme disait Montaigne ? Sommes-nous condamnés ou à rejeter les paroles de saint Marc et de saint Paul, ou à affirmer comme donnée de foi ce qui ne peut que révolter nos contemporains ? Car, comme le dit très bien le Père Duquoc, quand Bossuet s’écrie que "Dieu le Père assouvissait sa vengeance sur Jésus", nous sommes, selon l’humeur, ou révoltés ou amusés. Révoltés, car de quel droit prêter à Dieu des sentiments qui le déshonorent et les supposer nécessaires à notre salut ? Amusés, tant cette substitution du Christ aux pauvres hommes impuissants à réparer leur péché paraît quelque chose de tout à fait gratuit et abstrait.
Le vrai, c’est qu’au départ la croix de Jésus est apparue aux apôtres comme un échec dérisoire. Ils avaient suivi Jésus en croyant avoir trouvé en lui le roi dont personne ne pourrait jamais triompher, et voilà que, contre toute attente, ils étaient devenus les compagnons d’un homme condamné et exécuté. Vous me direz : la Résurrection les a tout de même éclairés ; depuis les apparitions, ils ont retrouvé leur ancienne assurance ; ils sont sûrs maintenant que Jésus est bien le Roi en qui ils avaient cru. C’est vrai. Mais ce qu’on risque de ne pas voir, c’est qu’il fallut beaucoup de temps aux apôtres pour comprendre à quoi servait la Croix. La Croix, pourquoi faire ? Le Ressuscité dit aux disciples d’Emmaüs : "Ne fallait-il pas que le Christ endurât ces souffrances pour entrer dans sa gloire ?" (Lc 24, 26). Pourquoi "fallait-il" ? Ils ne l’ont compris que peu à peu.
Pour expliquer l’événement, ils ont eu d’abord recours à l’Ancien Testament, exactement aux catégories de pensée qui étaient celles des juifs. Or ce sont des catégories rituelles, culturelles. C’est le culte qui était central dans la vie religieuse juive. Le culte et donc les rites du culte (il n’y a pas de culte sans rites). Les apôtres furent donc convaincus, après la résurrection de Jésus, que tout ce qui était dit dans l’Ancien Testament trouvait son accomplissement en Lui, et même que c’était à partir de Jésus seulement qu’on pouvait réellement comprendre ce dont il s’agissait en réalité avant Lui. Saint Paul et les évangélistes ont donc "expliqué" la Croix, donné un sens à l’événement "mort de Jésus à trente ans sur une croix" à partir des idées de la théologie culturelle de l’Ancien Testament.
Le mot "sacrifice", par exemple, appartient à cette théologie : on sait qu’en Israël on offrait rituellement des animaux en sacrifice. On retrouve le mot dansle Nouveau Testament, mais il y est comme un terme de comparaison. Jésus lui-même a pensé sa propre mort à l’aide des sacrifices antiques : il offre son sang comme celui du sacrifice de l’Alliance, il dit que ce sang sera versé pour la multitude (ce sont les paroles de la consécration eucharistique), et le "mémorial" qu’il institue en ces jours de la Pâque s’inspire du sacrifice pascal de l’Agneau. Mais pour Jésus ce n’était là que des images : il savait bien que sa mort était tout autre chose qu’un rite ! Ce qu’il dit, c’est ceci : les sacrifices anciens étaient inefficaces ; seule ma mort peut accomplir ce que ces sacrifices voulaient opérer et signifier. On peut donc dire que la mort de Jésus est "sacrificielle" ; et c’est ce que dit l’Évangile.
On a fait pendant longtemps un remarquable contresens en voulant interpréter l’épître aux Hébreux selon les catégories de l’Ancien Testament. D’un bout à l’autre, l’auteur de cette épître se réfère à l’ancien Temple, aux sacrifices de la Loi juive, au sacerdoce lévitique. Il était tentant de croire que cet auteur, un disciple de saint Paul probablement, comprenait la mort du Christ selon ces catégories. En fait sa pensée est tout autre : il compare la mort du Christ aux sacrifices anciens pour marquer qu’entre cette mort et ces sacrifices il y a une différence essentielle. Il se sert des catégories bien connues de ses interlocuteurs (c’est une lettre à des Hébreux, à des Juifs) pour leur faire comprendre comment leur attente a été comblée au-delà de ce qui était prévisible.
Ratzinger résume admirablement en quelques lignes la pensée de l’auteur :
"Tout l’appareil sacrificiel de l’humanité, tous les efforts dont le monde est rempli, pour se réconcilier Dieu par le culte et les rites, étaient condamnés à rester œuvre humaine inefficace et vaine, car ce Dieu veut, ce ne sont ni boucs ni taureaux, ni aucune offrande rituelle. On peut bien sacrifier à Dieu des hécatombes d’animaux sur tout la surface du globe, Dieu n’en a que faire, car, de toute façon, cela lui appartient ; on n’apporte rien à Dieu en brûlant tout cela pour sa gloire… C’est l’homme, l’homme seul, qui intéresse Dieu. La seule adoration véritable, c’est le " oui " ou " non ", d’aimer ou de refuser d’aimer ; l’adhésion libre de l’amour est la seule chose que Dieu puisse attendre. " Hors de là, tout est dépourvu de sens. Cela seul est irremplaçable.
Or tout le culte antique cherchait à remplacer ce qui est irremplaçable, à substituer des offrandes d’animaux à l’offrande de l’amour de l’homme. Une telle substitution était parfaitement vaine. Jésus, lui, s’est offert lui-même : il a prononcé le " oui " à Dieu de l’obéissance filiale (notez que je résume l’épître aux Hébreux ; je ne prétends pas expliquer en ce moment pourquoi la mort du Christ est un " oui " filial d’obéissance à Dieu, puisque précisément nous estimons inacceptable et scandaleux que Dieu puisse, au nom de sa justice, exiger le sang du Fils ; mais nous allons y venir).
Pour l’auteur de l’épître aux Hébreux, le Christ substitue aux offrandes vaines et inefficaces des Anciens sa propre personne. Certes, le texte affirme que c’est par son sang que Jésus a accompli la réconciliation avec Dieu (9, 12). Mais cela ne veut pas dire que ce sang versé serait un don matériel, un moyen d’expiration quantitativement mesurable : le sang versé est l’expression concrète d’un amour qui va jusqu’au bout de lui-même.
Le Christ, pour l’auteur de la lettre aux Hébreux, est celui qui a tout donné, absolument tout. En cela il est l’Homme, l’homme en la plénitude de sa perfection. Il est l’absolu de l’amour, tel que seul pouvait l’offrir Celui en qui l’amour même de Dieu était devenu amour humain.
Ce n’est donc pas parce que les Évangiles, saint Paul et l’épître aux Hébreux expriment la mort du Christ en termes de rançon, d’expiation ou de substitution, que nous devons rester prisonniers, comme on l’a été trop longtemps, de la théorie selon laquelle le Père aurait exigé le sang du Christ comme satisfaction à sa justice lésée par le péché des hommes. En d’autres termes, ce n’est pas être infidèle à l’Écriture que de s’évader d’une telle théorie (car ce n’est qu’une théorie ; et ce n’est pas le seul cas où les théologiens ont indûment lié l’essentiel de la foi à une théorie explicative). Dans le cas du sens de la mort du Christ, non seulement la théorie qui, pendant des siècles, a prévalu dans les traités de théologie et dans les catéchismes est contestables : elle est, redisons-le, gravement déformante ! Nous sommes au pied du mur : quel sens a donc l’expression du Credo : le Christ est mort pour nous ?
AD/pv

Publié dans a-livre-ouvert

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